Culture

Entre fatigue et victimisation, deux essais percutants sur notre époque

Dans un essai récent, Byung-Chul Han dépeint l’épuisement qui naît de l’obsession de la performance, tandis que Pascal Bruckner, lui,  analyse la lutte pour le statut de victime. Deux ouvrages qui résonnent avec les réflexions de No Com sur la communication dans une société polarisée. 

No Com s’est fondé en 2008 sur une conviction: nous vivons dans une société paranoïaque, structurée par une triple crise de l’attention, de la confiance et du pessimisme. Quand une part croissante de l’opinion n’entend pas, ne croit pas et n’espère plus, la communication se retrouve dans une forme d’impasse. Elle doit innover afin de trouver des points de passage pour dépasser ces résistances et engager.  

Depuis plus de quinze ans, nous affinons en continu cette analyse de la société au service des entreprises. Aujourd’hui, nous observons ainsi que, sur le terreau de la paranoïa, croît la polarisation, ce phénomène qui désigne la fragmentation croissante de la société en groupes antagonistes et opposés sur les questions existentielles liées à l’avenir. 

Deux livres récents, de Byung-Chul Han et de Pascal Brucker, très différents dans leur approche, viennent illustrer et nourrir ces analyses. Celui de Byung-Chul Han, d’abord. Dans son dernier ouvrage, ce philosophe allemand théorise la “société de la fatigue”. Pour lui, chaque époque se caractérise par des maladies qui, en creux, la définissent en dessinant ses failles. Nous sommes ainsi passés d’une ère bactérienne, achevée par l’invention des antibiotiques, à une ère virale, dépassée par la technique immunologique, à une ère actuelle neuronale, caractérisée par les pathologies comme “la dépression, le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH), le trouble de la personnalité limite (TPL) ou le syndrome du burn-out”. Notre 21e siècle commençant serait celui d’un décrochage mental que la médecine n’aurait pas encore circonscrit. 

Le cocktail d’une hyper-attention frénétique empêche au cerveau de décrocher et de se reposer, et, in fine, brouille ses facultés.

Pourquoi ? Car notre société se caractérise par une obsession de la performance qui pousse les “êtres à se faire violence, à mener la guerre contre eux-mêmes”. A coup de  “Yes, we can”, elle affirme qu’il suffit de se donner les moyens pour réaliser ses objectifs. Cette pression a tous les atours de la “positivité”, mais, en réalité, elle pousse chacun à s’imposer une forme de discipline du dépassement et de la réussite continuels jusqu’à l’épuisement. 

Épuisement quand on se démultiplie sur tous les fronts, personnels et professionnels, pour y truster le “top” de la performance au risque du burn-out. A cet égard, Byung-Chul Han introduit une lecture stimulante sur la question de l’attention : pour lui le problème n’est pas tant que nous ne sommes plus assez attentifs… mais que nous le sommes trop ! A l’image “d’un animal sauvage”, dont l’attention est sollicitée “en permanence pour tenir ses ennemis éloignés ou ne pas être dévoré pendant son sommeil”, le citoyen moderne ne se relâche jamais. Il est dévoré par le “multi-tasking” qui se traduit par un “changement de focale rapide entre des tâches, des sources d’information et des processus différents et une faible tolérance à l’ennui”. C’est le cocktail d’une hyper-attention frénétique qui empêche au cerveau de décrocher et de se reposer, et, in fine, brouille ses facultés.     

Épuisement, aussi, quand la performance attendue n’est pas au rendez-vous. Le postulat de la société étant qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir, si vous ne pouvez pas, c’est que vous ne l’avez pas assez voulu. Autrement dit, vous êtes le seul responsable de votre échec. Cette culpabilisation est un chemin direct vers la dépression.

Selon Byung-Chul Han, la “ruse” de cette pression à la performance est qu’elle est endogène: “dans cette société de contrainte, chacun porte son camp de travail en lui. On y est à la fois prisonnier et gardien, victime et bourreau. On s’exploite ainsi soi-même”.   

Quelle parade reste-t-il à tous ceux qui cherchent à survivre dans la compétition vers la performance ? “Le dopage”, c’est-à-dire la quête de performance pharmacologique quand la performance humaine est en panne. Quant aux autres, ceux qui ont déjà renoncé, la pharmacopée vers les “paradis artificiels” est aussi une solution : la consommation historique d’opioïdes aux Etats-Unis ou de cannabis en France, testé par une personne sur deux, est une façon de fuir une injonction à la performance que l’on ne supporte plus.   

Byung-Chul Han plaide pour une réhabilitation de l’ennui, qui est le repos de l’esprit comme le sommeil est celui du corps, et de la contemplation pour que la fatigue redevienne réparatrice, et non, comme aujourd’hui, “séparatrice”, vécue en “solitaire, qui produit un effet individualisant et isolant.”        

Pascal Bruckner s’attache pour sa sa part à un sujet moins large. Dans “je souffre donc je suis”, il documente à la fois l’hypersensibilité nouvelle de nos sociétés et la lutte féroce pour occuper “la place la plus désirable, celle de la victime” car “la grande supériorité du bonheur sur le malheur, c’est qu’il procure un destin”. Pour lui, nous sommes comme la princesse au petit pois des contes d’Andersen, cette jeune femme qui passe une nuit blanche en raison d’un minuscule grain placé sous son matelas. Nous sommes intolérants à la moindre contrariété. Et, à en croire l’auteur, cela est paradoxal : “notre émotivité s’est accrue à la mesure que la médecine a adouci nos conditions d’existence”. Ainsi, les injustices et les souffrances se sont objectivement réduites et pourtant nous n’avons jamais été aussi vindicatifs ! 

Pour Bruckner, chaque individu a la tentation de se peindre en victime pour être vu en héros. Il en résulte une multiplication des indignations qui nous mettent en scène. Ces causes victimaires s’affrontent pour obtenir la palme du martyr, et ce faisant, s’efforcent à délégitimer leurs concurrentes. Cette archipélisation des causes transforme le débat public en lutte permanente. René Girard avait tort : même les victimes ne nous réunissent plus. Une analyse corrosive, qui peut bousculer certains lecteurs, mais qui a le mérite d’interroger notre capacité à vivre en société.

Ces deux lectures viennent nourrir les analyses de No Com sur la société paranoïaque. Comment se faire entendre quand la société mobilise son attention jusqu’à l’épuisement dans une vaine course à la performance? Comment projeter vers un avenir désirable commun quand nos sociétés sont devenues des champs de bataille permanents où s’affrontent une multitude de discours victimaires polarisants ? 

Sans doute en reprenant le chemin du récit : ce “il était une fois”, qui vient suspendre le cours du temps assujetti à la performance. Ce “il était une fois” qui mobilise des imaginaires dépassionnés. Ce “il était une fois” qui retisse les fils du commun. 

Pierre de Feydeau 

La société de la fatigue, de Byung-Chul Han, PUF, 78 p. 
Je souffre donc je suis: Portrait de la victime en héros, de Pascal Bruckner, Grasset, 320 p.