Côté pile : un expert en stratégie de communication, co-fondateur du cabinet No Com, qui accompagne les plus grands dirigeants français.
Côté face : un comédien et dramaturge passionné d’histoire, dont la dernière pièce, L’incroyable épopée de François 1er, se joue au théâtre de la Contrescarpe jusqu’au 23 décembre 2023*.
Quel que soit son costume, Alain Péron reste fidèle à sa conviction : les bons récits nous transforment.
À quand remonte votre passion pour les histoires ?
Mon grand-père me racontait La chèvre de Monsieur Seguin. J’ai dû lui faire répéter cent fois cette histoire. Ce qui me fascinait, c’était la témérité de cette chèvre, son refus de se laisser enfermer et son désir d’aller découvrir la montagne. Là-haut, le loup l’attend pour la dévorer, mais tant pis. Mon signe est le capricorne : il parait que ce sont des chèvres qui veulent voir le loup sur la montagne.
Pourquoi avons-nous tant besoin de récits ?
Un récit, c’est une sélection de faits auxquels on donne un sens en les reliant entre eux. Notre cerveau a besoin en permanence d’opérer cette sélection pour constituer notre identité, construire notre mémoire et nous projeter dans l’avenir. C’est en ce sens que “nous sommes récit”. Contrairement à une idée reçue, nous ne sommes pas la somme des expériences que nous avons vécues – la majorité d’entre elles, nous les oublions – mais bien davantage la liste restreinte de celles que nous avons sélectionnées, auxquelles nous donnons un sens. Des faits surviennent à chaque instant. C’est en construisant des liens de cause à effet entre eux que nous pouvons les appréhender et reprendre la maîtrise de notre destin. L’art du récit est un prélude à l’action.
Contrairement à une idée reçue, nous ne sommes pas la somme des expériences que nous avons vécues - la majorité d’entre elles, nous les oublions – mais bien davantage la liste restreinte de celles que nous avons sélectionnées, auxquelles nous donnons un sens.
Alain Peron
Chez vous, cette quête de sens s’exprime sur les planches. Vous avez toujours eu la fibre théâtrale ?
Non, c’est le fruit d’une révélation tardive. Longtemps, j’ai eu l’impression que ce n’était pas pour moi. Ma famille s’y intéressait peu. En revanche, comme beaucoup, j’aimais regarder l’émission Au théâtre ce soir qui, pendant vingt ans, a fait entrer la puissance des mots dans les foyers français. J’admirais tous ces comédiens inoubliables, Jacqueline Maillan, Maria Pacôme, Jean Le Poulain… Au collège, j’avais adoré étudier Molière. Cette manière de décrire des problématiques du monde à travers des personnages vivants me semblait indémodable. Une école d’incarnation, davantage encore que le roman. Le théâtre, c’est l’art d’écouter des personnages, de faire advenir la nouveauté à travers les conflits. Ce n’est qu’à la quarantaine qu’une amie m’a traîné au Cours Simon, où j’ai reçu une première initiation. Et il y a eu cette master class avec le professeur d’art dramatique Jean-Laurent Cochet, qui a tout changé. Une illumination. Et le début d’une aventure.
En quoi cette rencontre vous a-t-elle transformé ?
Un maître, très paradoxalement, c’est quelqu’un qui vous libère. Un maître vous donne les clés d’accès à vous-même. Il vous fait découvrir que vous êtes capable de plus que ce que vous pensiez, avec lui, on repousse ses limites. Jean-Laurent Cochet – décédé en 2020 – enseignait une technique exigeante, un rapport à la langue et un attachement au sens extrêmement profond. Pendant quatre ans, j’ai multiplié les stages à ses côtés tout en suivant des cours du soir pour apprendre le métier de comédien. Et puis, un jour, j’ai commencé à écrire…
J’ai sauvé la France, Vous n’aurez pas la Bretagne, L’incroyable épopée de François Ier… Vous avez le don d’entremêler la petite histoire et la grande. Qu’est-ce qui vous anime ?
Je me laisse guider par l’admiration et la gratitude. Je suis profondément reconnaissant envers celles et ceux qui nous ont précédés. Nos devanciers nous ont laissé une langue, des œuvres, un pays. Nous leur devons nos droits et nos libertés. « Le passé est un prologue », disait Shakespeare. C’est si vrai. Je ne regarde pas le passé comme quelque chose de révolu, mais comme la source de notre présent, pour le meilleur et pour le pire. Mon intérêt pour l’histoire n’a rien d’une fuite dans la nostalgie. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller creuser des événements lointains pour y puiser une réflexion pour aujourd’hui.
Y parvenez-vous ?
Je m’y efforce. Quand on étudie la Guerre de Cent ans et Charles VII, on se rend compte à quel point cette séquence marque la naissance de l’identité française. C’est le traumatisme de la défaite d’Azincourt qui va unir des provinces jusqu’alors divisées. En miroir, la gifle infligée aux Anglais par Jeanne d’Arc contribue à l’émergence du sentiment national en Angleterre. La Guerre de Cent ans peut sembler lointaine. Pourtant, des nations européennes sont le fruit de cette histoire. Autre exemple : c’est en livrant bataille en Italie pour récupérer son duché de Milan que Charles VIII découvre les trésors de la Renaissance italienne. Il importe en France toute cette vie artistique, cette conception du Beau et cette sensibilité auxquelles notre culture doit tant. À commencer par l’usage de la fourchette à table !
Quant à François Ier, au cœur de ma nouvelle pièce*, son héritage vit en nous de bien des manières, et déjà à travers la langue française qui nous unit et façonne notre rapport au monde. Cette richesse culturelle nous oblige. Nous avons le devoir d’en prendre soin et de la transmettre, comme une promesse d’avenir. Nous sommes des héritiers, nous devons aussi être des passeurs.
Quel lien faites-vous entre cette passion pour le théâtre et l’accompagnement que vous proposez aux entreprises et aux dirigeants ?
En France, la question du récit a souvent été abordée au travers de ce mot mal compris qu’est le storytelling. On imagine aussitôt des communicants un peu filous, prompts à enrober la réalité de papier doré. Ce mot sent l’artifice et la persuasion clandestine. Chez No Com, c’est aux antipodes de notre approche. Dans une société où les publics sont devenus extraordinairement résistants à la communication, il nous semble primordial d’apporter à la fois du sens authentique et de l’émotion juste. Tout l’art du récit est là. Pourtant, l’authenticité est souvent l’angle-mort de la communication. Les gens ne s’aperçoivent pas qu’ils sonnent faux. Dans la fiction, si le personnage n’est pas authentique, on s’en désintéresse. Ma conviction, c’est que la fiction offre des outils, des références et des réflexes d’une très grande force pour enrichir notre capacité à raconter le réel de manière authentique.
Un récit de marque inspirant ?
En ce moment, je suis très inspiré par celui de Michelin. Voilà une marque qui réussit à se réinventer, en tissant sans cesse le lien avec son histoire. Ce n’est pas pour rien si c’est l’une des marques que préfèrent les Français, mais aussi les Américains ou les Chinois. Michelin a toujours su innover avant les autres, tout en restant fidèle à son ADN. Ce récit que porte Michelin, je le trouve extraordinairement authentique et émotionnel. Il nous dit une chose essentielle : lorsqu’une entreprise parvient à conjuguer l’ouverture à la modernité et la fidélité à ses origines, elle est au bon endroit.
Un mythe qui raconte notre époque ?
Nous vivons une époque prométhéenne, un moment d’interrogation profonde sur le bénéfice et le danger du progrès. Prométhée délivre le feu des dieux, ce qui provoque immédiatement un incendie. Comment ne pas y voir un écho aux débats actuels autour de l’intelligence artificielle ? Ce mythe nous pose une question vertigineuse : la technologie est-elle au service de l’homme ou celui-ci peut-il au contraire être asservi par quelque chose qu’il a lui-même inventé… brûlé par son propre feu ?
Outre le théâtre, où trouvez-vous des récits porteurs de sens ?
Le récit est partout. Une chanson, c’est un récit. Quand Charles Aznavour entonne « J’habite seul avec maman dans un très vieil appartement rue Sarasate » ou « Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », il vous embarque dans une histoire. L’art de la chanson m’éblouit : en deux minutes, un personnage est campé, une destinée s’esquisse, des émotions sont transmises. On trouve du récit dans les jeux vidéo, dans la science ou dans le discours des marques. Quand Nike scandait « Just do it », elle nous donnait le sentiment qu’elle nous emmenait vers l’exploit.
Une bonne histoire, c’est…
C’est quelque chose que les gens ont plaisir à répéter. Qu’il s’agisse d’une bonne blague, d’un bon film ou d’un événement important, nous avons plaisir à le partager. La bonne histoire a une puissance telle qu’elle nous donne l’impression qu’elle se sert de nous pour se répandre. C’est un virus cognitif. Un « mème », diraient certains, qui passe à travers nous pour se propager. Certaines histoires disparaissent quand on cesse de les raconter ; les grandes histoires, elles, se répètent à l’infini.
Une série qui vous accompagne ?
The Morning show : cette série brillante fait notamment écho au mouvement #MeToo en nous confrontant au point de vue de la victime, du harceleur, des témoins… Une réflexion d’actualité, ultra sensible, à laquelle la fiction offre un cadre sécurisé. Dans la saison 3, une journaliste entretient une relation avec un milliardaire qui envoie des fusées dans l’espace et possède un groupe de médias. Ça vous rappelle quelqu’un ? J’admire cette propension des Américains à transformer à une vitesse incroyable leur présent en fiction, pour mieux l’assimiler. Dans les années 70 déjà, le traumatisme de la Guerre du Vietnam ne tardera pas à donner naissance à de grands films, alors que Français ont à peine commencé à faire ce travail sur leur histoire récente.
La meilleure façon de finir une histoire ?
Une bonne fin, c’est la résolution d’un problème. Et en même temps, c’est la possibilité d’une suite. La fin est dans le commencement.
Recueilli par FXM
*«L’incroyable épopée de François Ier» jusqu’au 23 décembre 2023 au Théâtre de la Contrescarpe
Lundis et mardis à 19 h
Samedis à 17 h
Dimanches à 16 h 30
Plus d’infos ici