Polarisation

Pierre Giacometti : « Le récit d’entreprise est la solution pour faire face à la polarisation de la société »

Radicalisation des convictions, défiance généralisée, incapacité à dialoguer… Jour après jour, No Com analyse la polarisation qui touche la société française. Pour mieux comprendre ce phénomène et apporter des solutions aux entreprises, nous lançons une série de grands entretiens. Pierre Giacometti, cofondateur de No Com, inaugure ce nouveau rendez-vous.

En quoi la polarisation croissante de la société change-t-elle la donne pour les stratégies de communication des entreprises ?

La polarisation, c’est la confrontation entre camps irréconciliables, la radicalisation des positions et des attitudes. Une société est polarisée quand elle se fragmente en permanence sur des questions essentielles et que le poids de groupes aux positions les plus radicales progresse. Le consensus y devient presque impossible.

Les sujets ne manquent pas : les inégalités, la transition écologique, notre rapport à l’identité, le rapport au travail… Sur tous ces sujets de controverses, la possibilité de faire changer les opinions est plus réduite. Dans cette société, la communication par de seuls arguments rationnels se heurte souvent à une vision de la vérité inverse. C’est souvent « match nul » ! Les grandes entreprises ne sont pas épargnées par ce risque, du fait de la nature de leurs activités. Leurs parties prenantes sont également soumises aux effets de la polarisation. Apparu il y a une vingtaine d’années, le phénomène de défiance et de résistance croissante à l’égard de la communication de tout pouvoir ou institution – ce que nous avions appelé la société paranoïaque – est aujourd’hui « dopé » par ce phénomène de polarisation : soit on ne croit plus en rien, soit, quand on croit, « on croit dur comme fer ». Impossible pour les entreprises, de ne pas prendre en compte cette nouvelle donne. 

Comment expliquez-vous la progression du phénomène ? 

Le terrain propice, c’est cette “société paranoïaque” mise en lumière par No Com, celle où le doute et la défiance sont installés de manière chronique. Dans cette société, plus personne n’écoute, tout le monde se défie de tout et l’avenir ne fait plus rêver. Cette triple crise de l’attention, de la confiance et de l’optimisme est le terreau d’une polarisation débridée. Elle s’alimente également de l’affaiblissement des corps intermédiaires et des systèmes de représentation politiques, syndicaux ou issus des médias traditionnels, qui avaient pour fonction d’intégrer de la nuance et de générer des espaces de dialogue favorables à la recherche de consensus. Parallèlement, le développement d’une expression libre, décomplexée et souvent violente sur les réseaux sociaux a créé un cadre nouveau où cohabitent deux types de citoyens. Les uns sont très actifs, radicalisés et influents, minoritaires mais suffisamment « bruyants » pour laisser s’installer l’idée que tout le monde est source d’information et d’opinion légitime, qu’aucune voix n’est plus autorisée qu’une autre. Le second type, c’est son opposé, incarné par  une forme de majorité silencieuse, souvent désengagée et indifférente. C’est probablement ce second groupe qui, chez No Com, nous intéresse le plus : si l’on parvient à réveiller son intérêt, à lui donner envie d’adhérer ou de changer d’avis, il devient un enjeu stratégique majeur pour réussir à nouveau à convaincre. 

La triple crise de l'attention, de la confiance et de l'optimisme est le terreau d'une polarisation débridée.

De quelle façon No Com travaille sur ces questions avec les entreprises  ? 

Notre objectif, c’est de convaincre leurs parties prenantes d’évoluer et de s’engager. Tout doit conduire à faire bouger l’image ou la réputation de l’entreprise, lui permettre de conquérir de nouveaux soutiens. Or, avec la polarisation, l’espace du doute est beaucoup plus réduit. C’est pourtant du doute que naît la possibilité de comprendre le point de vue de l’autre, voire de moduler le sien. Notre métier, chez No Com, consiste à trouver les voies de passage. Et celles-ci se raréfient. Le défi de la communication, au-delà de l’argumentation rationnelle, c’est de trouver des méthodes qui intègrent un certain nombre d’ingrédients nouveaux : authenticité, émotion, nuance dans la manière de construire et raconter le récit stratégique des entreprises. 

Notre métier chez No Com consiste à identifier des voies de passage

Quels sont les atouts des entreprises dans cet environnement sous contrainte ? 

À la différence des institutions publiques et de la sphère politique, les entreprises bénéficient encore d’un réel capital de confiance. Les salariés espèrent beaucoup de leurs dirigeants, leur accordent du crédit et sont désireux de les entendre plus régulièrement prendre la parole. Leur communication est suivie en interne, leurs actions sont scrutées. C’est l’un grands enseignements de la dernière vague du Tableau de bord de la transformation des entreprises mené par No Com. Cette attente est aussi mise en lumière par le Trust Barometer  d’Edelman 2023 qui montre que les entreprises résistent mieux que les politiques, les ONG et les médias à ce vent de déstabilisation. Les publics ont compris que les entreprises ont un impact sur le réel, à rebours de l’impuissance supposée de toutes les autres institutions. Aujourd’hui, Leclerc est par exemple perçu comme le défenseur du pouvoir d’achat, tandis que Total est attendu sur les enjeux de transition, avec davantage d’exigence encore que les institutions publiques.

Quelle stratégie un chef d’entreprise peut-il adopter face à la polarisation ? 

Face à ce défi, le chef d’entreprise a deux choix : soit il se tait, au risque de laisser d’autres récits que le sien prospérer ; soit il s’appuie sur ses collaborateurs et parties prenantes pour construire un récit stratégique inspirant. Cette dernière option est une formidable opportunité pour les entreprises de communiquer différemment, même si elles n’ont pas toutes pris conscience que cela nécessitait une évolution et un changement dans leur approche. Nous croyons que le récit d’entreprise est la solution pour faire face à cette polarisation. 

Aujourd’hui, l’importance de la narration est partout, du monde politique à celui de l’entreprise. Quelle spécificité apportez-vous ? 

Chez No Com, nous encourageons les entreprises à raconter leur stratégie en s’inspirant des codes de la fiction, dont nous avons pu constater l’efficacité. La fiction capte l’attention : regardez l’incroyable succès des plateformes de streaming ! La fiction peut réveiller notre empathie grâce à la force des intrigues et des personnages : la façon dont la DGSE ou la Formule 1 ont pu changer leur image grâce des scénaristes est spectaculaire. La fiction nous permet de dépasser nos peurs en les exorcisant : voyez le succès des dystopies, comme Civil War ou La fièvre, qui mettent en scène la polarisation pour mieux la conjurer. Tous nos clients qui ont osé sauter le pas, de mettre en récit leur stratégie, en mesurent aujourd’hui les immenses bienfaits.  

En quoi cette approche permet-elle de dépasser la polarisation ? 

Le réflexe naturel, dans un monde polarisé, c’est de répondre aux résistances par un surcroît d’argumentation et de “pédagogie”, comme le disent les politiques. Comme si l’opinion des citoyens n’était pas rationnelle ! Notre démarche prend le contre-pied de cette vision descendante, un peu paternaliste. Toujours partir des personnes doit être notre réflexe. Avec les entreprises que nous accompagnons, nous commençons par écouter la diversité des points de vue internes, même – et surtout – s’ils sont dérangeants. Pour trouver des points de passage, il n’y a pas d’autre solution. Les dirigeants, cadres ou employés ont souvent un discours nuancé sur leur entreprise, qui nous surprend et nous ouvre des pistes inattendues. Aujourd’hui, Michelin, leader mondial du pneu, se raconte en interne comme en externe en référence à la conquête spatiale. Une idée mûrie grâce à un processus de co-construction, associant la direction et les équipes. Le récit naît de l’écoute, pas de la confrontation. 

Crédit photo : Julien Faure